C'est une anecdote que j'ai lue dans L'Usage du monde, l'indispensable récit de dérive de Nicolas Bouvier. Bouvier et Vernet arrivent quelque part du côté de la Perse (je ne me souviens plus du pays, mais c'était dans ce coin là, à 3 000 bornes près). Là, dans un trou paumé, ils tombent sur une p'tite localité où une ONG américaine dépose de quoi construire une école. Problème de culture : les Américains pensent que les locaux vont bâtir l'école. Les locaux ne font que prendre le matos pour leurs constructions personnelles. Les deux approches sont aussi valables l'une que l'autre. Elles pourraient tout aussi bien réussir qu'échouer. Juste deux conceptions différentes de la vie. Incompréhension.
Il est de bon goût, dans nos contrées, de dénier aux Américains une culture commune (certains Américains eux-même le nient ; j'imagine qu'on a déjà vu des poissons niant l'existence de l'eau). Certes, c'est un grand pays assez peu homogène, mais certaines tendances se retrouvent un peu partout. Si on veut schématiser de façon caricaturale, l'Américain croit à l'initiative individuelle et estime que chacun apporte sa propre contribution à la Société. L'idée : les choses bougent parce qu'on décide de les bouger soi-même, sans attendre les autres. Une sorte d'optimisme fondamental, qu'on pourrait prendre à tort pour de la naïveté, une façon de ne compter que sur soi-même, assimilée souvent à de l'égoïsme. Il est toujours difficile d'appréhender une culture différente à travers ses propres yeux.
Tout ça, j'imagine que vous le savez tous (après tout, dans sa version formatée, le slogan de Nike ne dit rien d'autre : s'il parle directement à tout Américain, il demeure intraduisible pour les autres). Bien sûr, tout cela n'exclut pas la naïveté, l'égoïsme, la méchanceté ou la connerie pure et simple, mais c'est la même chose pour tout le monde. J'essaye juste de définir un état d'esprit. Nous n'entrerons pas sur les terres glissantes : cet état d'esprit est-il ce qui permet aux States de réussir ? D'ailleurs, réussissent-ils vraiment ? Je n'en sais rien (et j'en m'en tape).
Peut-on comprendre l'approche wikipédienne si on néglige cet aspect culturel ? Wikipédia, c'est chacun qui vient apporter ce qu'il estime être le mieux, de sa propre initiative, sans en référer à personne avant. Tout est fondé sur une foi indécrottable en "ça va marcher, suffit qu'on s'y mette". Il s'agit probablement de l'un des projets les plus authentiquement américains, le genre de truc qui n'aurait jamais pu être mené à bien ailleurs, parce qu'ailleurs, on ne peut pas, on ne veut pas, on n'y croit pas ou on n'y pense même pas.
Le problème de tout ça : est-ce que Wikipédia peut sérieusement fonctionner en dehors des USA ? Pas évident, à mon avis.
3 commentaires:
Il me semble que Bouvier est en Afghanistan à ce moment (et je te recommande Ebène, de Ryszard Kapuscinski).
Mais tu viens de mettre le doigt sur la raison pour laquelle l'intelligentsia française se méfie de Wikipédia comme de la peste: ça vient d'en bas, c'est free for all et ça n'a pas besoin d'élites.
"Il est de bon goût, dans nos contrées, de dénier aux Américains une culture commune" : il me semble n'avoir jamais relevé cette critique. C'est plutôt le contraire qui est fréquent, une critique de l'hégémonie de la culture américaine.
@Popo ze Dog : je ne crois pas que ce soit aussi simple. La méfiance de Wikipédia parce que ça vient d'en bas et que ça n'est pas organisé hiérarchiquement, elle se retrouve chez la base, pas seulement chez les élites (peut-être même plus que chez les élites).
@DC : ce qui est fréquent, c'est la critique de l'hégémonie de la non-culture américaine. J'ai déjà entendu quelqu'un se mettre en colère en me soutenant qu'au 20e siècle, les USA n'avaient rien créé de valable (forcément, puisqu'ils n'ont produit que de la sous-culture). Et puis, là, je ne parlais pas de culture au sens Molière et Ravel, mais plutôt de substrat mental spécifique à cette nation.
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