lundi 11 mai 2009

Il faut savoir tenir sa place

L'autre jour, j'ai pris une photo interdite. Je n'avais pas le droit, mais je l'ai fait quand même.

Pour des raisons diverses, je descendais les Maréchaux, à Paris, peu après la porte de Charenton. À cet endroit, sur deux bons kilomètres, la ville prend une tournure fortement industrielle et les boulevards longent la friche de la Petite Ceinture. Je me suis arrêté pour prendre une photo des voies parce que l'endroit est photogénique (je me balade tout le temps avec un petit appareil photo dans mon sac). À ce moment là, la personne qui marchait derrière moi est venu me voir et m'a dit en gros : « c'est interdit de prendre des photos, vous n'avez pas le droit ». Je n'ai pas cédé : j'avais les pieds fermement posés sur la voie publique et j'ai exprimé mon intention de continuer. Après quelques remontrances supplémentaires, la personne a continué son chemin. Je l'ai regardé s'en aller en me demandant ce qui pouvait bien pousser une personne inconnue à se déporter de son trajet pour m'interdire de photographier un lieu auquel elle n'est à l'évidence pas liée de quelque manière.

Ce jour là, je n'ai pas cédé parce que nous étions seuls ; en général, je fais attention à ce que je photographie, même quand je sais en avoir parfaitement le droit. J'habite à Paris, une ville dont je peux dire sans me tromper qu'elle reçoit une quantité de touristes proprement énorme. Pourtant, pour une ville aussi touristique, elle est bien peu encline à se faire prendre le portrait au numérique. Mes pas m'amenant souvent dans des lieux hors des circuits touristiques, j'ai souvent constaté l'incompréhension, voire l'hostilité des passants vis-à-vis de mon appareil photo (je prends soin de ne jamais prendre de gens en photo, j'ai réellement peur de leur réaction). Et même si on ne m'a quasiment jamais interdit explicitement de prendre des photos, j'ai déjà affronté des regards mauvais, voire des murmures de mépris. Pourtant, je suis quasiment sûr que j'ai le droit de photographier presque tout ce que vois (je ne parle que de l'acte photographique, bien sûr, pas de la diffusion ultérieure des clichés).

En fait, je sais pertinemment quel est le problème : je ne respecte pas ma place. Il y a les choses que l'esprit collectif accepte, il y a celles qu'il réprouve, et cela dépend de la personne qui tente de les faire. Et, surtout, tout ça n'a strictement rien à voir avec un quelconque droit légal. Bref, un touriste a le droit de prendre la tour Eiffel en photo parce qu'il est à sa place en le faisant. Un Parisien, beaucoup moins. Et moi, je n'ai pas le droit de me balader dans Paris en prenant des photos à tout bout de champ : ça ne se fait pas. J'en aurais le droit si j'étais un professionnel (un vrai photographe muni de l'attirail alloué à sa profession, par exemple). Ce n'est pas rationnel, ce n'est pas logique, ce n'est même pas juste : c'est juste comme ça. Avoir le droit de faire quelque chose ne donne pas forcément le droit de le faire.

Bon, pourquoi je vous parle de ça, moi ? Tandis que je regardais mon gardien du temple improvisé s'éloigner sur le boulevard Poniatowski, j'étais en train de penser à Wikipédia. À la difficulté qu'on a à faire admettre que tout le monde peut venir et modifier n'importe quoi. Que ça sera très difficile pour changer les mentalités, qu'il faudra travailler au corps, longtemps.

Parce que, non, tout le monde n'a pas le droit de contribuer à Wikipédia : les gens ordinaires n'ont pas le droit de s'exprimer sur un sujet encyclopédique, c'est un privilège réservé à ceux qui ont acquis le droit de le faire (universitaires avec une barbe, hommes politiques, membres du star-system invités à la télé, etc.). C'est quelque chose d'ancré dans le subconscient collectif. Aller à l'encontre de cette règle, c'est s'exposer au ridicule, au mépris, à la colère. Vous voulez organiser la connaissance ? Mais pour qui vous prenez-vous ?

Il est possible de vaincre cette vision des choses, mais ce sera long. Il faudra accepter que Wikipédia rencontre une opposition qui n'a rien de rationnel, en dehors de tout intérêt politique ou économique ou culturel : une opposition de principe, parce qu'elle n'est pas à sa place. Avec un peu de temps, il sera possible de faire admettre que la chose est possible, le temps d'effacer les blocages ; un peu comme la diffusion généralisée des appareils photos numériques me permettra, un jour, de prendre des photos plus librement.

De toute façon, si vous voulez savoir, mes photos étaient ratées.

2 commentaires:

DC a dit…

Ce n'est pas rationnel mais il est courant d'associer le viseur de l'appareil photo au viseur d'une arme. L'appareil photo est l'arme du voyeur ou du flic...

Anonymous a dit…

Je ne suis pas d'accord du tout avec ça (ou du moins, ce qu'il peut être entendu à partir de) :

Parce que, non, tout le monde n'a pas le droit de contribuer à Wikipédia : les gens ordinaires n'ont pas le droit de s'exprimer sur un sujet encyclopédique, c'est un privilège réservé à ceux qui ont acquis le droit de le faire (universitaires avec une barbe, hommes politiques, membres du star-system invités à la télé, etc.). C'est quelque chose d'ancré dans le subconscient collectif. Aller à l'encontre de cette règle, c'est s'exposer au ridicule, au mépris, à la colère. Vous voulez organiser la connaissance ? Mais pour qui vous prenez-vous ?Dire que tout le monde est égal devant la connaissance est un postulat qui est profondément erroné. Ce serait considérer que le savoir et son organisation sont profondément démocratiques (au sens d'égalitaire), ce qui n'est pas le cas. Ne serait-ce que par une formation professionnelle, ou une culture partagée ou non (et sans parler d'universitaire à barbe longue ou de politique médiatisé - ce dernier cas n'étant pas pour moi synonyme du premier pour Wikipédia). Alors bien sûr, tout le monde peut participer à Wikipédia (c'est une base). Par contre, de là à ce que tout le monde puisse organiser les choses, il y a un pas que je ne franchirai pas facilement.