« Les attitudes radicales et petit-bourgeoises ne sont pas très éloignées l'une de l'autre ; toutes deux portent les œillères des esprits bornés »
(György Ligeti, 1971)
(György Ligeti, 1971)
Jeudi dernier, j'ai décidé de rentabiliser mon tout neuf statut de chômeur[1] en rentrant dans le Louvre à la recherche du pavillon des Sessions. Pour y accéder, il faut traverser la moitié du musée, en particulier la loooooooooongue galerie des peintures, qui contient des trucs à boire et à manger. Juste avant de tourner à gauche, on passe par une salle qui contient ces deux tableaux, l'un à côté de l'autre :
Giovanni Paolo Panini, Galerie de vues de la Rome antique (vers 1758)
Giovanni Paolo Panini, Galerie de vues de la Rome moderne (vers 1759)
Ce sont deux œuvres de Giovanni Paolo Panini, un peintre italien du 18e spécialisé dans les vedute et les capriccio. Deux tableaux d'un fort beau gabarit (plus de 2 m de haut sur 3 de large), riches de détails, dépeignant chacun une galerie imaginaire remplie de tableaux tout aussi fantasmés[2] représentant pour l'un des édifices de la Rome antique (temples, etc.), pour l'autre ceux de la Rome contemporaine de l'auteur (villas, etc.). Le jeu, bien entendu, est d'en identifier le maximum (j'ai reconnu le Panthéon et le Colisée ; j'espère que vous ferez mieux que moi).
J'en ai profité pour m'entrainer à la photo de tableau en musée sans trépied, chargé tout ça sur Commons ensuite. La résolution n'est pas tip-top, ma mise au point n'est pas bien carrée, mais c'était cool quand même. Et puis je me suis dit que j'allais améliorer les articles Wikipédia correspondants. Et là, les difficultés ont commencé.
Il se trouve que ces tableaux ne sont que les 3e exemplaires peints des même sujets (visiblement, c'était un créneau porteur). Les premiers sont à la Staatsgalerie de Stuttgart et au musée des beaux-arts de Boston ; les seconds sont tous deux exposés au MET à New York. Les dimensions sont à chaque fois différentes. Les sujets représentés également. Quant aux titres, il est fort probable que Panini n'en a jamais fourni de son vivant (nommer les œuvres à leur création, c'est un acte assez récent quand on y songe). Et ensuite, Wikipédia te demande de remplir l'infobox Art, qui ne prend en compte qu'un titre, une taille, une date et un musée par œuvre. Ah ben oui, facile. J'ai mis le détail de la première version, même si ça n'a pas vraiment de sens.
Quelques jours auparavant, j'ai rédigé deux-trois mots sur le Poème symphonique de György Ligeti. C'est une chouette performance qui nécessite 100 métronomes, qu'on laisse battre jusqu'à l'arrêt :
La première de l'œuvre a provoqué un beau scandale, le public ne s'attendant pas à ce genre d'expérience (réciproquement, Ligeti ne s'attendait pas à ce genre de public). On avait un clash d'expectations : le public aurait sûrement accepté l'œuvre dans un autre contexte, mais pas dans celui d'un festival de musique classique. Toutes proportions gardées, Wikipédia reproduit cette incompréhension : l'infobox Musique classique (œuvre), la seule qui soit pourtant appropriée, est bien en peine pour décrire l'œuvre.
Il existe une œuvre de John Cage intitulée 4′33″, qui consiste en 4 minutes et 33 secondes de rien du tout. Outre qu'il s'agit à mon avis d'un parfait exemple de troll artistique, elle est fantastique parce qu'elle se revêt de tous les habits de la musique classique, elle en reprend tous les codes, tous les clichés tout en omettant précisément l'essentiel : la musique. Cette vidéo explique la chose mieux que moi :
John Cage, 4'33, joué par William Marx au McCallum Theatre de Palm Desert, en Californie.
Vous avez tout : la solennité, le silence du public, le costume du musicien, ses gestes précis et sans hésitation au service d'une représentation théatralisée, la sobre présentation initiale de l'œuvre par le commentateur, le salut final, bref. Sur Wikipédia, l'article est catégorisé comme « œuvre pour piano ». Vraiment ?
Wikipédia a beau être un concept disruptif[3], ses contributeurs ramènent forcément avec eux leurs propres préjugés et préconceptions. Dans le cas des œuvres d'art, cela signifie qu'on peut définir un gabarit descriptif (nom, taille, auteur, etc.). Oh, bien sûr, ce n'est pas vraiment très grave : ça ne devient ennuyeux que lorsque ça commence à être préjudiciable à la rédaction. Là, le problème, c'est qu'on a un cadre pré-formaté dans lequel on suppose que vont tomber tous les exemples d'un sujet donné. Ça serait bien embêtant, quand même, de vérifier que l'hypothèse Sapir-Whorf peut-être appliquée à un wiki... Et puis vous imaginez les ennuis quand on arrive à l'art contemporain, genre l'art sonore ou du land art étalé sur des km² ?[4]
Où je veux en venir, donc ? Sur Wikipédia, on pond des éléments de rédaction structurants, des critères d'admissibilité, on case les articles dans des cases comme on peut. C'est OK, il faut bien bosser. Mais on oublie trop vite (ou, dans certains cas, on ignore sciemment) que ce cadre brise rapidement toute approche un peu différente. Et c'est justement les approches différentes qui ont fait le succès de Wikipédia. Il serait dommage que le projet d'encyclopédie universelle tourne au bout du compte à une auto-validation des a priori de la classe dirigeante occidentale contemporaine, non ?
[1] Rien de bien grave, ne vous en faites pas.
[2] Et, parmi ces tableaux imaginaires, des reproductions en miniature d'autres tableaux du peintre lui-même. Totalement méta.
[3] Je ne trouve pas la traduction « perturbateur » de l'anglais « disruptive » très bonne, désolé.
[4] D'ailleurs, la réaction traditionnelle face à ce genre de réalisation, c'est : « non mais c'est pas de l'art, ça. »
4 commentaires:
Petite faute de frappe à John s/Cale/Cage.
Les catégories rigides, c'est un peu comme le problème des machines qui ne peuvent pas prédire leur propre comportement. Le programme est obligé de se dérouler pour qu'on sache ce qu'il se passe. Les catégories aussi !
(C'est de plus en plus décourageant ces captcha...)
Merci pour ce billet très intéressant,
Ce qui vaut pour wikipédia vaut en fait pour n'importe quel paratexte artistique. J'ai travaillé quelque temps dans la gestion des métadonnées sur un site de vente de musique en ligne, et la catégorisation posait des problèmes quasiment insolubles : chaque label a sa propre grille de genres musicaux qui ne correspondent jamais tout-à-fait. Il y a généralement un chassé-croisé entre classification esthétique (jazz, funk…) temporelle (musique médiévale, musique contemporaine…) et formelle (musique symphonique, chorale…). J'avais tenté d'harmoniser un peu tout ça, mais on y a finalement renoncé : il aurait fallu réécrire les métadonnées de plusieurs centaines de milliers d'album, ce que personne ne souhaitait faire…
@Bastien : corrigé, merci. Je suis content, je n'ai pas laissé trop de fautes après la publication, cette fois-ci. Pour la captcha, je suis navré, mais je ne crois pas pouvoir régler le problème, il me semble que c'est un truc interne à Blogger.
@Alexander Doria : c'est le problème de toute catégorisation. D'un côté, il faut bien classer, sinon il est impossible de travailler. De l'autre, c'est l'assurance de passer à côté d'angles d'approche différents. Peut-être qu'on devrait monter un truc de recherche sur Wikipédia, vu le volume de données dont on dispose, pour créer de nouvelles façons d'aborder ces problèmes.
Sinon, ce que je voulais dire dans ce post, c'est que ce n'est pas uniquement un problème de catégorisation, mais que ça s'étend à la structure même des articles, voire aux sujets qui ont le droit de figurer sur Wikipédia.
Merci pour le billet, et notamment pour le Poème Symphonique et pour 4'33". Je n'aime pas mais ça reste intéressant :-)
Concernant l'hypothèse Sapir-Whorf, je ne suis pas sûr qu'elle s'applique ici : le fonctionnement de wp ne t'empêche pas de concevoir des idées ou des modes d'expression disruptifs, seulement de les réaliser. Sapir-Whorf s'appliquerait vraiment si tu ne pouvais même plus imaginer ces choses (la novlangue du 1984 d'Orwell).
Sur le problème de fond, je ne sais pas si "les approches différentes ont fait le succès originel de wikipédia". En tout cas, aujourd'hui, l'écriture sur wikipédia est extrêmement encadrée : choix du sujet, forme des articles, utilisation des modèles appropriés... Tout le processus de "wikification" est justement une standardisation vers des contenus très stéréotypés.
C'est probablement un bien pour les lecteurs, qui peuvent acquérir des réflexes d'utilisation et de lecture. Cela permet aussi la génération automatique de pages via des robots.
L'aspect le plus pervers est probablement la difficulté d'apprentissage (et je doute que l'interface wysiwyg y change grand chose) : pour écrire sur wikipédia, il ne faut pas avoir des choses à y dire, il faut maîtriser ses codes. Du coup, c'est difficile pour les nouveaux et facile pour n'importe quel étudiant sorti d'une bonne école de cyber-marketing.
Anyway, si on veut de la liberté sur la forme ou sur le fonds, autant aller ailleurs, avant qu'un joli bandeau en PdD ne nous indique la direction du bac à sable ;-)
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