J'ai 12 ans. La psychose anti-jeux de rôle s'installe en France. Il est attendu que nous passions nos week-ends de façon constructive, à effectuer des activités saines et adaptées à notre développement de pré-adolescents, pas à vivre comme des autistes dans un monde fantasmé. Avec des copains, je débute une campagne de Stormbringer.
J'ai 14 ans. Je tapote sur les synthés en démonstration à l'hypermarché du coin pendant la folie de Noël. Un collègue de mon père passe par là et tient à m'expliquer que tout ça ne vaut rien, que ce genre d'instrument est méprisable et que la seule vraie musique n'a pas besoin d'amplification. Je me découvre un intérêt pour la musique électronique.
J'ai 15 ans. La prof de français souhaite nous faire écrire des fiches de lecture. Tous les sujets, tout les genres sont autorisés, à l'interdiction spécifique et formelle de la science-fiction. Par chance, j'ai justement Fondation sous le coude.
J'ai 16 ans. Le prof de physique met un point d'honneur à ne pas préparer ses élèves à utiliser une calculatrice, dans un grand argumentaire qui mélange décadence du calcul mental, jeunesse qui ne sait plus compter et science physique qui ne doit pas reposer sur les nombres. Il se révèle incapable d'imposer la règle à calcul et nous regarde, dépité, taper les résultats exacts à la machine. Je m'en fous et programme un artilleur sur ma Casio.
J'ai 17 ans. Nous papotons entre camarades de classe et la prof nous lâche avec le rictus de mépris de celle qui sait la distinction entre le Bien et le Mal : "alors, encore en train de parler de jeux vidéo ?"
J'ai 20 ans et commet l'erreur de faire des études sans lien évident avec mes envies. Dans ma Grande Ecole, le club étudiant le plus important est le club musique. Il est squatté par des émules de Nirvana qui tentent de jouer Smells Like Teen Spirit à la gratte. Agacé par tant de sérieux, j'écoute des tas de trucs qui ne le sont pas. Le mépris agressif que je reçois me fait prendre conscience que même chez les sous-cultureux, on sait faire la distinction entre le Bien et le Mal.
J'ai 22 ans. Les Japonais sont des fourmis qui tentent d'abrutir le monde occidental avec du sexe et de la violence. Je squatte les lecteurs LD des potes et participe activement à la ruine de mon pays en m'abrutissant d'animation japonaise.
J'ai 23 ans. L'un de ces potes regarde mon cd d'Autechre et cache difficilement son ironie pour ces rythmes décérébrants qui méritent à peine le nom de musique. Je passe sous silence son amour des jeunes voix féminines japonaises histoire de ne pas compromettre notre amitié.
J'ai 28 ans. Je découvre sur Wikipédia des tonnes de gens partageant mes connaissances alternatives. On tente de me faire admettre que la méthode n'est pas la bonne et qu'il ne faut pas mettre tous les sujets sur le même plan. Insensible à ce genre d'argument par la force des choses, je n'écoute pas les fâcheux. Personne ne le fait, d'ailleurs. Ils en ont agacé et en tirent la conclusion étrange qu'ils ont raison et tous les autres tort. J'ai du mal à suivre la logique.
Je suis un barbare. Un barbare très éduqué, qui a lu, vu et entendu ce qu'il faut, mais un barbare néanmoins. Livré à moi-même, mes centres d'intérêt ne sont furieusement pas classiques. J'ai eu le temps de constater que, quoi qu'il arrive, on exige que je reconnaisse l'infériorité intrinsèque de ce qui m'intéresse. Grâce à Wikipédia, j'ai compris que des types comme moi, le monde en est rempli. Je ne dis rien en dehors de ce projet, mais dessus, voilà ma réponse aux nombreux qui voudraient qu'une fois encore je courbe l'échine : allez voir sur une autre encyclopédie si j'y suis.
Sur Wikipédia, les barbares n'ont pas envahi Rome : ils ont construit eux-mêmes la ville. Parfois, je me promène sur le forum et j'entends un orateur tenter de rallier les foules car les babares seraient amassés aux portes. J'en ris encore.
EDIT : on m'a signalé que mon insulte finale était bien peu classe et, après une nuit de sommeil, je me rends compte qu'elle était bien trop agressive. J'ai donc légèrement changé sa formulation.