Je ne sais pas si beaucoup de gens connaissent Spiral Jetty. Il s'agit d'une œuvre de land art construite par l'artiste américain Robert Smithson en 1973 : une jetée en spirale s'arrachant de la rive nord-est du Grand Lac Salé et s'enroulant au total sur plus d'un kilomètre. Elle est composée de tomberaux de rochers déversés dans le lac. Elle est peu visible. Incidemment, elle est aussi l'une des œuvres majeures du 20e siècle, au même titre que la Recherche de Proust ou 4′33″ de Cage.
Artistiquement, le land art pose des problèmes particuliers : les œuvres qui s'en réclament sont souvent installées dans des coins reculés (voire difficilement accessibles), en dehors de tout champ d'exposition standard (musée, galerie, etc.). Elles défient le principe de conservation, soumises au éléments, condamnées à une dégradation plus ou moins rapide. Bref, elles participent du grand mouvement d'explosion des définitions de l'art du siècle passé.
Par conséquent, le land art pose également des problèmes sur Wikipédia. Je suis allé voir ce qu'on a comme critères sur le sujet. Voici ce que disent les critères de notoriété des arts visuels :
« Doit vérifier l'un des critères :
* être représenté dans les collections d'un musée reconnu.
* avoir réalisé au moins deux expositions personnelles, critiquées ou présentées par des médias nationaux (télévision, radio, presse…) »
Le moins qu'on puisse dire, c'est que ça semble assez radicalement peu adapté à l'art tel qu'on le pratique depuis 1950. Ici comme ailleurs, j'ai comme l'impression qu'on a essayé de pondre des critères avec en tête une idée bien précise de ce qu'est une œuvre artistique, mais que cette conception ne résiste pas dès qu'on creuse un peu.
Le truc ennuyeux, c'est qu'on a réellement besoin de critères pour éjecter les paquets d'articles sur des œuvres anecdotiques ou des artistes méconnus en quête de reconnaissance. Je ne sais pas quel est le problème avec le milieu artistique, mais je reste perplexe devant son incapacité manifeste à intégrer le moindre concept encyclopédique. Tenez, voici un extrait de l'article sur Nils Udo, un artiste allemand lié justement au land art :
« Chez Nils Udo, l'œuvre d'art elle-même a une vie. Elle naît, se développe, vieillit et meurt. C'est une part de la nature ; elle est soumise à ses lois. Il ne pense pas faire ce qu'il fait pour les autres mais pour la nature. C'est avec elle qu'il s'exprime, se découvre et s'enrichit... Il établit avec elle « un dialogue d'ordre spirituel et esthétique ». Ses travaux n'ont jamais un effet destructeur. Il n'hésite pas, même, à créer des œuvres ayant une portée morale : des monuments commémoratifs faits d'arbres morts témoignent des conséquences de notre civilisation. Grâce à ses œuvres, il met les hommes face à la réalité. Leur accusation muette a parfois un tel impact qu'ils doivent être démontés (c'est ce qui s'est produit en Picardie, en 1984). »
Ici, le problème n'est pas l'absence de notoriété (Udo est plus que notable). Ni l'absence de sources (on peut en trouver des tonnes). Le problème, c'est cette accumulation de phrases subjectives, ce lyrisme à peine retenu, ces affirmations qui font systématiquement passer un point de vue pour une vérité. J'aimerais bien pouvoir dire que c'est un cas isolé, mais je retrouve des paragraphes de ce genre dans le cinéma, la musique, la littérature, bref dans les arts en général. Je ne doute pas que la communauté artistique souhaite indiquer qu'une œuvre est un acte, une idée, une pensée plutôt que d'avouer qu'il ne s'agit que d'un pâté de sable amélioré. Mais du point de vue wikipédien, ça ne va pas du tout.
Dans un autre ordre d'idées, tandis que je recherchais des infos sur Spiral Jetty, je suis tombé sur cet ancien article du New York Times qui décrit le travail d'un économiste américain, lequel a appliqué une technique simple pour quantifier l'importance d'une œuvre d'art contemporaine : compter ses apparitions dans les manuels d'histoire de l'art récents. Les historiens de l'art minimisent la pertinence des nombres pour définir l'importance artistique. Le journaliste exagère probablement la polarisation des deux points de vue, mais l'article m'a rappelé l'éternelle opposition wikipédienne entre qualité et quantité.