jeudi 29 mai 2008

Retour sur Larousse

Vu dans le Figaro, à propos de l'encyclopédie participative de Larousse : « tous les internautes pourront donc écrire sur la Shoah, avec pour seules limites celles qu'impose la loi française. »

Tiens, j'ai une surprise pour vous, les gars. Tous les Français peuvent écrire ce qu'ils veulent sur la Shoah, quand il le veulent et où il le veulent, dans les limites de la loi française. Je sais que ce concept est parfaitement novateur et jamais vu avant, mais, vous savez quoi ? Il ne découle même pas d'un prétendu vide juridique d'Internet (la bonne blague), ou d'une politique sérieuse chez Larousse qui garantirait la bonne application de la chose de façon paternaliste. C'est juste une question de liberté d'expression.

Dans la presse française, je suis toujours époustouflé par la capacité à mentionner la Shoah à n'importe quel propos. Je me souviens que, lorsque Wikipédia a commencé à faire son chemin dans les médias, on est très vite arrivé à ce commentaire indigné : « mais tout le monde peut donc y nier la Shoah ! » (J'imagine que pour un francophone pas français, la logique du raisonnement ne doit pas être évidente ; il faut bien comprendre qu'ici, le monde intellectuel est plus ou moins obnubilé par la négation de la Shoah.) Par conséquent, Wikipédia, qui ne posséde pas de garde-fou pour empêcher à priori des dingues négationistes de vomir leur haine, est forcément du côté du Mal.

Le problème, quand on donne des droits à des gens, c'est qu'ils ont tendance à en faire usage. Dans mon beau pays, cette particularité de la nature humaine est proprement scandaleuse : ce n'est pas parce qu'on dispose de la liberté d'expression qu'on a le droit de s'exprimer. D'abord, il y a des catégories de gens qui en ont spécifiquement le droit (journalistes, intellectuels, etc.) ; quand on ne l'est pas, s'exprimer en son nom propre est mal vu (et pas forcément par ces journalistes, intellectuels, etc., mais bien par des types comme vous ou moi). Ensuite, la liberté d'expression doit être encadrée par une institution définie (en général, l'État, mais une grande entreprise peut remplir cet office) qui seule sait, paternellement, ce qui peut être dit ou pas. Ailleurs, on mettrait l'accent sur la responsabilité individuelle, sur la discussion collective (voire la réprobation), bref des mécanismes décentralisés qui mettent en avant l'humain dans ce qui lui est propre. Ici, on préfère infantiliser les gens, c'est comme ça.

Oh, bien sûr, vous pourriez objecter que je ne vis pas dans une dictature et vous auriez raison. Bien sûr, ici, l'armée n'intervient pas la nuit avec des armes automatiques pour enlever les dissidents. Ici, la liberté d'expression n'est pas un mot creux. C'est juste que tout le monde semble déstabilisé quand on passe de la théorie à la pratique.

Plus haut dans l'article, on trouve cette phrase splendide : « Là où les thématiques les plus polémiques (la Shoah, le conflit israélo-palestinien, le réchauffement climatique) dégénèrent parfois sur Wikipédia en véritables guerres où les modifications s'empilent, Larousse compte organiser une multiplicité des points de vue et de rebonds autour d'un article de référence. » C'est tellement énorme qu'il faudrait plusieurs posts pour en tirer toutes les analyses qui s'imposent. Ce que dit le Figaro, en vrac, c'est ceci :
  • Un point de vue, c'est une opinion.
  • La multiplicité des points de vue est une mauvaise chose.
  • Les désaccords de points de vue ne sont pas constructifs.
  • Une référence doit être imposée ; les opinions y seront comparées, mais pas mises sur le même pied.
  • L'acteur institutionnel (ici, Larousse) est garant que cette référence.
  • La pertinence de cette référence ne peut pas être remise en cause. Elle est intrinsèquement pertinente, car fournie par l'acteur institutionnel.
À ce moment, il est de bon ton de secouer la tête et de passer à autre chose. En une phrase, le Figaro montre qu'il faudra encore expliquer certaines choses pendant des années et des années. Je vis dans un pays pour qui « l'objectivité, c'est cinq minutes pour les Juifs et cinq minutes pour Hitler » (merci Godard, je poursuis dans la veine godwinesque lancée par le Figaro, mais cette phrase m'a toujours ulcéré), c'était donc pas bien parti à la base.

Wikipédia, c'est simple : c'est juste des gens qui contribuent devant leur ordinateur. En cas de désaccord, on trouve une solution qui arrange tout le monde (un processus qui met les fous, les bornés et les fâcheux à l'écart). La pertinence du texte final ne dépend pas d'un organisme externe qui nous dirait « voilà la Vérité, faites quelque chose autour », ce sont ceux qui se sentent concernés qui définissent le truc qui leur semble le plus approprié. Alors, oui, parfois, ça dérape, ça part dans tous les sens, ça crie, ça pleurniche, ça boude, ça hurle au scandale. Non, on n'échappe pas à la mauvaise foi, à l'esprit partisan, aux personnes mal intentionnées et même à la connerie la plus crasse. Oui, au final, ce n'est qu'un compromis, un texte qui ne tient pas sa légitimité d'autre chose que ceux le rédigent (la légitimité ne nous est pas imposée : elle se construit). Oui, c'est crevant, chaotique, parfois désespérant et il n'y a que lorsqu'on regarde la totalité de la chose qu'on trouve à être optimiste. Mais, à tout prendre, vous préférez quoi ?

1 commentaire:

Barraki a dit…

à la rigueur, que l'autorité souveraine de Larousse tranche parmi les points de vue, c'est pas la pire hypothèse. Mais s'ils veulent rattraper Wikipédia, ils ne pourront pas tout trancher, les rédacteurs feront ce qu'ils voudront.

Or moi sur Wikipédia, je m'efforce de rester objectif parce que je sais que sinon, quelqu'un d'avis contraire pourrait tout effacer... et aurait raison. Alors que si moi seul avait le droit de toucher aux articles que je crée, je m'en donnerais à cœur joie !

Oui, je sais, en plus c'est stupide parce que s'en tenir aux faits est bien plus fort, mais bon, deux ans de Wikipédia ne me suffisent pas à apprendre à apprendre à être neutre par moi-même et pas par crainte des interventions des autres.