lundi 15 juin 2009

La contextualisation tue l'industrie du disque

Une fois n'est pas coutume, je ne vais pas parler spécifiquement de Wikipédia dans mon post, même si elle y apparaîtra par la force des choses. En fait, je vais parler musique.

Dire que l'industrie musicale est en pleine tempête, c'est un peu enfoncer une porte ouverte. Le législateur de mon pays, pour ne citer que lui, semble tellement dépassé par les événements qu'il en a été conduit à voter une loi par trois fois anticonstitutionnelle. Partout, la discussion porte sur l'aspect illégal de l'accès à la musique. Cependant, je peux dire sans crainte qu'elle se plante de sujet avec autant d'écart qu'un Continental pinté à la Guinness rate la cible en jouant aux fléchettes dans un pub irlandais. Parce que ce n'est pas le piratage qui a tué le modèle économique. C'est l'accès à l'information.

Je suis allé voir récemment Good Morning England, un film qui traite sur un mode comique des radios pirates opérant sur des rafiots en mer du Nord au mitan des années 1960. Le film est sympa, enfilant les clichés avec plus d'aplomb qu'un film hollywoodien n'ose le faire depuis des décennies, et met en scène des fantasmes de célibataires qui se saoulent, jouent aux vrais hommes cools et se tapent des minettes. Et, surtout, ce sont des DJ ; ils transmettent au reste du monde leur savoir musical, et le reste du monde les adulent pour ça (enfin, surtout les femmes, ok). Quand le film sous-entend qu'il s'agit d'une époque révolue, il a parfaitement raison. En revanche, il suppose qu'elle est révolue parce qu'il est possible de diffuser du rock à la radio au Royaume-Uni ; en fait, elle est révolue parce qu'il n'y a plus besoin de ces DJ.

En 1990, les radios libres françaises ont perdu depuis quelques temps l'aspect contestataire de leurs débuts et se muent sans à coups en bulldozers commerciaux. Je me rappelle les écouter jusqu'à pas d'heure. À l'époque, elles étaient mes uniques sources d'info musicale, forcément parcellaires, forcément orientées. Sur la question, mes copains ne m'étaient pas d'un grand secours. On faisait avec ce qu'on avait : quelques radios, des diffusions aléatoires dépendant du bon vouloir d'un type dans une cabine, des cassettes (les cd coûtent cher ; d'ailleurs, je n'ai pas eu de lecteur à moi avant mon vingtième anniversaire. Il n'aurait pas eu grand chose à manger, de toute façon). C'était normal : s'y connaître en musique était un processus long et difficile. On pouvait être cool rien que parce qu'on avait écouté les trois albums de Hendrix. Les artistes enregistraient, les éditeurs sortaient les cd, les radios les diffusaient. Il n'y avait pas vraiment d'alternative. Surtout, si les supports étaient là, il n'y avait aucune information disponible sur leur contenu : la musique n'avait aucun contexte.

En 1993, je me souviens d'un camarade de classe qui, à propos de Stairway to Heaven de Led Zeppelin, nous disait d'un air entendu que bien évidemment la musique était pompée sur un autre groupe, tout le monde savait ça. À l'époque, si j'avais voulu vérifier, il aurait fallu 1) que je connaisse le nom du groupe (le demander au crâneur était hors de question) 2) que je connaisse le nom de la chanson (rebelotte) et 3) que je trouve cette chanson (pas un groupe hyper connu donc difficile à trouver chez les disquaires, et puis il aurait fallu dépenser plus de 100 balles). La première partie était la plus difficile : j'avais beau savoir que Stairway to Heaven pouvait être un plagiat, ça ne m'avançait pas des masses (aucun bouquin à la biblio ne m'aurait aidé, forcément). Je me suis souvenu de cette histoire il y a deux semaines. L'article wikipédien m'a informé que le groupe plagié s'appelle Spirit et la chanson Taurus. Je l'ai écoutée sur Deezer dans la foulée : ça ressemble pas mal, en effet. Au total, j'y ai passé moins de cinq minutes.

En 1994, j'ai commencé à m'intéresser à Neil Young, à la suite d'une chanson entendue à la radio. Logiquement, je me suis adressé au type qui, dans ma classe, était reconnu comme le mec-avec-plein-de-disques, qui m'en a passé, des disques. Je me souviens qu'il avait, chez lui, des étagères remplies de CD, une collection bien sous tout rapport avec tous les albums qu'il fallait ; c'était impressionnant (pour ma part, je n'avais pas de thunes à l'époque et je ne pouvais que rêver d'avoir le cinquantième de ses disques). Quinze ans plus tard, je me rends compte que c'était une collection très classique qui ne couvrait jamais qu'une partie de la musique pop contemporaine. Ce qui était impressionnant à l'époque me parait désormais banal : pas la collection en elle-même (avoir autant de cd avec une telle rigueur sélective reste un accomplissement en 2009), mais son contenu. Pour autant, le copain en question avait un avantage sur une simple médiathèque : il fournissait un contexte, il était capable de lier les œuvres, il ne se contentait pas de fournir la dope mais la mettait en perspective. En 2009, Wikipédia me fournit la discographie complète de Young, contextualisée, organisée, immédiatement accessible, me renvoyant s'il le faut aux artistes et événements connexes.

En 1999, j'ai commencé à m'intéresser à la tendance IDM de la musique électronique. Et là, problème : j'étais seul dans la barque. Grâce à Internet, j'ai vite localisé les éléments importants (Aphex Twin, Autechre, le label Warp, etc.), me constituant rapidement ma petite culture (et y consacrant une petite partie de mon salaire nouvellement gagné). Et puis... Eh bien après ça, c'était toujours le même problème : même à l'époque d'Internet généralisé, il fallait chercher, creuser, rapprocher, comparer. Sans compter qu'il était souvent exclu de trouver des infos sur un groupe ou un disque et écouter dans le même mouvement ce groupe ou ce disque. À l'époque, ça semblait parfaitement normal ; maintenant, ça semble surtout archaïque (dix ans, pourtant...).

En 2009, si je veux trouver de la musique, j'ai à ma disposition une multitude de sources. Wikipédia bien sûr, perpétuellement mise à jour, la plus glorieuse construction informative jamais entreprise sur ce sujet ; Discogs pour des informations spécifiques ; Allmusic pour des critiques, et j'en passe d'autres. Je me tiens au courant de l'actualité par une multitude de sites dédiés ou de blogs, amoncellement d'infos que la presse papier peut seulement rêver de reproduire (je me suis parfois dit, en lisant les Inrocks, "mais c'est que maintenant qu'ils en parlent, de ce truc ?") et que les techniques actuelles permettent de suivre sans y consacrer tout son temps libre. J'ai les moyens d'écouter ma musique à la demande, gratuitement et immédiatement, sur une multitude de plate-formes. Le développement des lecteurs mp3 me permet de ne pas cantonner mon écoute à la proximité immédiate de ma chaîne (d'ailleurs, je n'en ai plus vraiment, de chaîne : c'est un appareil assez obsolète).

En matière musicale, quand j'étais adolescent, tout le monde avait faim mais personne ne s'en rendait compte. Par la force des choses, les sources d'information, la distribution et l'écoute étaient limitées. Actuellement, l'information est disponible partout ; la distribution a explosé ; les supports d'écoute favorisent le changement rapide. Comment imaginer un seul instant que le modèle qui tenait il y a vingt ans peut encore se maintenir ? Puisque la musique est aussi facilement accessible, comment penser que sa valeur peut rester la même ?

5 commentaires:

DC a dit…

Très bon billet. Tu devrais le propose aux Inrock !

Barraki a dit…

J'aurais un sujet complémentaire à glisser : et la fonction genius de l'iTunes Store ?

Je trouve qu'elle est très intéressante, parce que, ça montre que tous les progrès de praticité ne sont pas des choses gratuites. Parfois l'industrie nous en apporte aussi.

Mais majoritairement, ils défendent un modèle périmé, qui vaut moins que les alternatives illégales.

Poulpy a dit…

@Barraki : Apple est probablement la seule grosse entreprise à avoir su embrasser le changement. Mais Apple n'est pas à la base partie prenante de l'industrie du disque. Elle était probablement mieux placée pour fournir des solutions adaptées à la demande actuelle.

Sinon, je me suis abstenu de parler, dans mon post, des alternatives illégales. D'une part parce qu'elles le sont, illégales. Ensuite, parce qu'il me semble que ce qui met à terre l'industrie musicale aujourd'hui, ce n'est pas tant le piratage que les offres parfaitement légales. Laissons donc de côté les problématiques du piratage : elles sont distinctes et on y répond tout aussi mal (mais c'est une autre histoire).

À peu près tout le monde dans le domaine musical semble être resté dans un monde fantasmé bloqué sur les années 1980, lorsque les consommateurs n'avaient qu'un accès restreint à l'information, qu'avoir sa propre indépendance musicale était un sacerdoce et que tout était de toute façon limité par la rareté du support : d'une façon ou d'une autre, lorsque j'entends des responsables de l'industrie du disque parler d'Internet, je sais qu'ils ne l'envisagent que comme une sorte de gros Minitel. C'est assez suicidaire, je trouve.

Anonymous a dit…

"Surtout, si les supports étaient là, il n'y avait aucune information disponible sur leur contenu : la musique n'avait aucun contexte."

Si le mec-avec-plein-de-disques pouvait fournir un contexte, alors un bon animateur de radio libre pouvait le faire également, sans parler de la presse musicale de l'époque.

Anonymous a dit…

J'ai oublié : le disquaire pouvait aussi guider ses clients et leur transmettre ses connaissances. Il donnait des conseils comme un libraire connaissant bien sa clientèle.