samedi 25 août 2012

Protection

'Va être facile pour aller le photographier, ce monument là.
Donc. Wiki Loves Monuments. Le retour.

Je résume :
  • 2009 : 1 pays, 5 400 photos
  • 2010 : 1 pays, 12 600 photos
  • 2011 : 19 pays, 169 000 photos
  • 2012 : 36 pays, l'upload de masse débute le 1er septembre.
Si j'ai bien suivi l'histoire, il semblerait que le concours soit pas encore tout à fait bien mis en place, mais avec la semaine qui reste, j'imagine que ça devrait s'arranger (enfin j'espère). Si j'ai bien compris, il est également d'usage de dire du mal du concours, parce qu'amateurisme, Commons, gratuité, tout ça. Je sais pas, je trouve plutôt ça cool.

Le but du bouzin, c'est de photographier des monuments historiques. Maintenant : c'est quoi, un monument historique ? Alors ça, c'est une très bonne question. En France, c'est un truc qui a été cité dans une liste publiée au journal officiel. Un monument historique, c'est plus une question de thunes qu'autre chose. C'était explicitement le cas au tout début en 1840 et ça n'a pas vraiment changé depuis. Les raisons qui poussent à la préservation du patrimoine sont multiples : une lubie patrimoniale soudaine, emmerder McDonald's, conserver des immeubles sans autre intérêt que de faire bien bien dans l'alignement des tours de la cathédrale, la peur de voir le monde évoluer et de perdre un environnement sécurisant parce que connu, et j'en passe. Parfois, c'est même pour protéger un édifice architecturalement important, c'est dire. En France, les monuments historiques, il ne faut jamais perdre de vue que c'est essentiellement un bidule bureaucratique, pas un argument touristique ou éducatif (ça peut l'être aussi, mais ce n'est pas lié). Je n'ai aucune raison de penser que c'est différent dans les autres pays.

Malgré ses défauts, il faut bien avouer que cet ensemble de protections permet de savoir quoi voir quand on est dans le coin. Maintenant, vous avez envie de voir du monument protégé, mais manquez de temps pour éplucher la base de données. Voici quelques idées :

  • Le dolmen de la Table, un vestige paumé parmi les vasières de Noirmoutier, distant des côtes de plus de 4 km et submergé à peu près tout le temps. Celui là, si vous le chopez, vous aurez gagné la palme de la photo de MH la plus inaccessible.
  • La maison Lemoine, le monument devenu historique le plus rapidement possible ces dernières années : construite pour les époux Lemoine à Floirac par Koolhaas en 1998, protégée en 2002. Je crois que c'est un record, même la protection des plates-formes d'artilleries allemandes de la Première Guerre mondiale a mis plus longtemps.
  • La basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, parce qu'elle n'est justement pas protégée comme monument historique et que j'espère que ça restera comme ça, qu'on n'ira pas classer cette grosse meringue revancharde, construite par de sales réacs meurtriers pour humilier les habitants de Paris.
  • La centaine de devantures parisiennes en verre églomisé, protégées dans un bel élan en 1984. Histoire de pouvoir participer avec une photo de traiteur chinois.
  • L'île aux Marins, si vous êtes de passage à Saint-Pierre-et-Miquelon.
  • Les édicules Guimard du métro parisien, parce que si vous les prenez en photo, vous ne pourrez pas les charger sur Commons avant la fin de cette année, droits d'auteur obligent. Qui a dit que vous deviez vous balader juste pour prendre des photos pour Commons ?
  • Les cadrans solaires de Vermenton et de la Groirie, parce que le premier est protégé comme édifice et le deuxième comme objet sans que j'arrive à comprendre la logique.
  • La borne milliaire de Limoges, détruite en 1893 et classée l'année suivante. Ah, oui, parfois, y'a des couacs.
  • Les innombrables croix et bornes dont l'emplacement n'est pas précisé, ce qui peut intéresser les amateurs de geocaching. Parce que quand on vous dit juste qu'une croix est protégée quelque part dans une commune, sans autre indication, ça peut devenir un vrai challenge. Surtout s'il y en a plusieurs, des croix, dans la commune.

Enfin, baladez-vous, quoi. N'hésitez pas à prendre en photo des édifices pas protégés, c'est bien aussi. La dernière fois que je suis allé à Provins, j'ai fait un large détour en dehors du centre-ville pour aller voir un lavoir même pas classé et c'est certainement la meilleure idée que j'aurai eu ce jour là.

mercredi 15 août 2012

' ’ ʼ ʻ ʽ ʾ ʿ ˈ ̓ ̕ ՚ ‘ ‛ ` ´ ′ ʹ ‵ Ꞌ ꞌ

Frank Zappa is watching you.
« It feels like a bad joke. And like everything else in hell, it is deadly serious. »
(Neil Gaiman, The Sandman)

Quand j'étais p'tit, les distractions étaient rares et la France, dans une midlife crisis typique des gens un peu aisés tétanisés par toute cette abondance et ces possibles, tentait d'émuler la grisaille totalitaire des dictatures communistes. Le livre imprimé était l'un des rares loisirs disponibles (avec le sport et la musique ; le cinéma était bien trop cher pour n'être autre chose qu'un jouet de riches oisifs parisiens et j'étais bien trop jeune pour le sexe) et c'était le seul culturellement acceptable. Une fois par semaine, y'avait à la télé une émission intitulée « Apostrophes », présentée par Bernard Pivot, qui parlait de bouquins. Enfin, j'imagine que c'était le postulat de base : je pense que la majorité des gens la regardaient en espérant que les invités allaient se foutre sur la gueule, vomir sur les micros, dénoncer la censure ou plus généralement se comporter de façon lamentable. Bref : qu'ils s'apostrophent.

Dans pas mal de langues utilisant l'alphabet latin, on trouve un signe nommé l'apostrophe, qui à tout un tas de fonctions. En français, on l'utilise principalement pour marquer l'élision. Pour tout un tas de raisons techniques, on l'écrit généralement au clavier avec le caractère « ' » (touche « 4 » chez moi). Apparemment, ça date des machines à écrire qui n'avaient pas des tonnes de place et où les constructeurs ont regroupé tout un tas de symboles assez proches sur la même touche (l'apostrophe, le guillemet simple, le prime, etc.). À peu de choses près, tout le monde s'en fout. S'il faut mettre en forme (genre, si on imprime un livre), d'autres se chargent de courber l'apostrophe.

Techniquement, le standard Unicode code deux caractères comme apostrophes :On a donc le choix entre « ' » et « ’ ». Le premier est directement accessible, le second nécessite un copier-coller, une combinaison de touches ou la modification du paramétrage de l'ordinateur. La différence est minime et je doute qu'une personne lambda soit vraiment capable de faire la différence à moins qu'on lui mette le nez dessus. Probablement qu'elle dirait alors : « ah ouais, tiens », avant de faire autre chose. Ces trucs là, on attend des typographes qu'ils s'en préoccupent, vu que c'est leur boulot ; les autres vont se balader pendant ce temps. Ah, oui, si le second caractère était standard sur les claviers, ça serait forcément différent. Mais voilà : il ne l'est pas. Ah. Bon. Point final.

Évidemment, pas point final.

Si vous êtes extérieur à Wikipédia, vous ne savez pas qu'on est capable de s'engueuler pour des détails complètement abstrus (par « engueuler », je veux dire que si les participants étaient en face dans la vraie vie, la Justice devrait prononcer des condamnations pour meurtre). L'apostrophe fait partie de ces non-débats récurrents. La trivialité du sujet l'a élevé au rang de guerre religieuse. Ces deux dernières semaines, on en trouve mention sur les bistros des 30 juillet, 5 août, 8 août, 9 août, 10 août, 13 août... Au total, plus de 20 000 mots ont été écrits sur le sujet ces 15 derniers jours, soit la taille d'un petit roman. Aucune solution n'a été trouvée par aucune des parties.

Le but de cette lutte à mort ? L'utilisation de l'apostrophe courbe (celle des typographes) au lieu de l'apostrophe droite (celle des claviers ordinaires). Bien entendu, personne n'a dit : « béh, si c'est votre trip de mettre des apostrophes courbes quand y'en a, ok, c'est un wiki, tout le monde édite ce qu'il veut comme il veut, mais on va pas se prendre le chou avec ça. » Des lignes de tranchées séparent désormais « Eux » de « Nous ». Tout le monde doit prendre position. La courbure de l'apostrophe, tu l'aimes ou tu la quittes.

Perso, je trouve l'apotypo kawaii, mais pas suffisamment pour que je m'emmerde à la taper (je ne vois pas la différence quand je lis et quand j'écris à la main, l'inclinaison de mes apostrophes se barre dans tous les sens et jamais personne ne m'a fait de remarque à ce sujet). Je suis donc passablement agacé par le courant de pensée qui estime que c'est le VRAI caractère, celui qu'il FAUT écrire, que Wikipédia DOIT utiliser, que les autres sont dans l'ERREUR. Les enfants, l'historique de vos caractères, je m'en bats les couilles avec une pelle à gâteau. L'apostrophe droite est apparue pour répondre à un besoin, oblitérant l'apostrophe courbe au passage ? C'est pas la première fois que les caractères se modifient pour répondre à une limitation technique. Ça ne fait pas de l'apostrophe courbe le dépositaire unique de la sapience ancestrale, honteusement spoliée par l'apostrophe droite, ce traitre à la solde des lobbies et des multinationales. En d'autres termes : ce n'est pas parce que l'apostrophe était courbée dans le temps qu'on en a quelque chose à faire. Le rétablissement de la courbure était important pour vous ? Vous n'aviez qu'à le demander gentiment au lieu de prétendre détenir la vérité.

Un exemple de ce qui m'agace : premier paragraphe de l'article « Apostrophe ». Mépris institutionnalisé, infos présentées comme la seule vérité, références à l'appui. Et, je le rappelle, dès le premier paragraphe. Cette crispation sur un point de détail me rappelle les heures les plus sombres de notre histoire, la réforme orthographique française de 1990, lorsque des légions de types qui n'y connaissaient rien (des hommes, toujours des hommes possédant un certain pouvoir culturel) venaient vous expliquer doctement que si « nénuphar » devait s'écrire avec un « f », ce serait la fin de la Civilisation Occidentale. L'apostrophe a changé ? Faites avec. Le monde tourne ; vous êtes peut-être contre, mais j'aimerais bien ne pas le rater, moi. Votre supériorité morale, elle me gonfle.

Sinon, Apostrophe (') est également le titre d'un album de Frank Zappa — incidemment typographié avec une apostrophe droite sur la pochette de l'album, qui figure en tête d'article. Et comme je suis sympa, je vous file la chanson éponyme, simplement intitulée Apostrophe, sans le caractère :


PS : j'avoue, je n'ai en réalité écrit ce billet que pour placer une musique de Zappa.

mercredi 1 août 2012

WP is for DWEM

« Les attitudes radicales et petit-bourgeoises ne sont pas très éloignées l'une de l'autre ; toutes deux portent les œillères des esprits bornés »
(György Ligeti, 1971)

Jeudi dernier, j'ai décidé de rentabiliser mon tout neuf statut de chômeur[1] en rentrant dans le Louvre à la recherche du pavillon des Sessions. Pour y accéder, il faut traverser la moitié du musée, en particulier la loooooooooongue galerie des peintures, qui contient des trucs à boire et à manger. Juste avant de tourner à gauche, on passe par une salle qui contient ces deux tableaux, l'un à côté de l'autre :


Ce sont deux œuvres de Giovanni Paolo Panini, un peintre italien du 18e spécialisé dans les vedute et les capriccio. Deux tableaux d'un fort beau gabarit (plus de 2 m de haut sur 3 de large), riches de détails, dépeignant chacun une galerie imaginaire remplie de tableaux tout aussi fantasmés[2] représentant pour l'un des édifices de la Rome antique (temples, etc.), pour l'autre ceux de la Rome contemporaine de l'auteur (villas, etc.). Le jeu, bien entendu, est d'en identifier le maximum (j'ai reconnu le Panthéon et le Colisée ; j'espère que vous ferez mieux que moi).

J'en ai profité pour m'entrainer à la photo de tableau en musée sans trépied, chargé tout ça sur Commons ensuite. La résolution n'est pas tip-top, ma mise au point n'est pas bien carrée, mais c'était cool quand même. Et puis je me suis dit que j'allais améliorer les articles Wikipédia correspondants. Et là, les difficultés ont commencé.

Il se trouve que ces tableaux ne sont que les 3e exemplaires peints des même sujets (visiblement, c'était un créneau porteur). Les premiers sont à la Staatsgalerie de Stuttgart et au musée des beaux-arts de Boston ; les seconds sont tous deux exposés au MET à New York. Les dimensions sont à chaque fois différentes. Les sujets représentés également. Quant aux titres, il est fort probable que Panini n'en a jamais fourni de son vivant (nommer les œuvres à leur création, c'est un acte assez récent quand on y songe). Et ensuite, Wikipédia te demande de remplir l'infobox Art, qui ne prend en compte qu'un titre, une taille, une date et un musée par œuvre. Ah ben oui, facile. J'ai mis le détail de la première version, même si ça n'a pas vraiment de sens.

Quelques jours auparavant, j'ai rédigé deux-trois mots sur le Poème symphonique de György Ligeti. C'est une chouette performance qui nécessite 100 métronomes, qu'on laisse battre jusqu'à l'arrêt :



La première de l'œuvre a provoqué un beau scandale, le public ne s'attendant pas à ce genre d'expérience (réciproquement, Ligeti ne s'attendait pas à ce genre de public). On avait un clash d'expectations : le public aurait sûrement accepté l'œuvre dans un autre contexte, mais pas dans celui d'un festival de musique classique. Toutes proportions gardées, Wikipédia reproduit cette incompréhension : l'infobox Musique classique (œuvre), la seule qui soit pourtant appropriée, est bien en peine pour décrire l'œuvre.

Il existe une œuvre de John Cage intitulée 4′33″, qui consiste en 4 minutes et 33 secondes de rien du tout. Outre qu'il s'agit à mon avis d'un parfait exemple de troll artistique, elle est fantastique parce qu'elle se revêt de tous les habits de la musique classique, elle en reprend tous les codes, tous les clichés tout en omettant précisément l'essentiel : la musique. Cette vidéo explique la chose mieux que moi :


John Cage, 4'33, joué par William Marx au McCallum Theatre de Palm Desert, en Californie.

Vous avez tout : la solennité, le silence du public, le costume du musicien, ses gestes précis et sans hésitation au service d'une représentation théatralisée, la sobre présentation initiale de l'œuvre par le commentateur, le salut final, bref. Sur Wikipédia, l'article est catégorisé comme « œuvre pour piano ». Vraiment ?

Wikipédia a beau être un concept disruptif[3], ses contributeurs ramènent forcément avec eux leurs propres préjugés et préconceptions. Dans le cas des œuvres d'art, cela signifie qu'on peut définir un gabarit descriptif (nom, taille, auteur, etc.). Oh, bien sûr, ce n'est pas vraiment très grave : ça ne devient ennuyeux que lorsque ça commence à être préjudiciable à la rédaction. Là, le problème, c'est qu'on a un cadre pré-formaté dans lequel on suppose que vont tomber tous les exemples d'un sujet donné. Ça serait bien embêtant, quand même, de vérifier que l'hypothèse Sapir-Whorf peut-être appliquée à un wiki... Et puis vous imaginez les ennuis quand on arrive à l'art contemporain, genre l'art sonore ou du land art étalé sur des km² ?[4]

Où je veux en venir, donc ? Sur Wikipédia, on pond des éléments de rédaction structurants, des critères d'admissibilité, on case les articles dans des cases comme on peut. C'est OK, il faut bien bosser. Mais on oublie trop vite (ou, dans certains cas, on ignore sciemment) que ce cadre brise rapidement toute approche un peu différente. Et c'est justement les approches différentes qui ont fait le succès de Wikipédia. Il serait dommage que le projet d'encyclopédie universelle tourne au bout du compte à une auto-validation des a priori de la classe dirigeante occidentale contemporaine, non ?


[1] Rien de bien grave, ne vous en faites pas.
[2] Et, parmi ces tableaux imaginaires, des reproductions en miniature d'autres tableaux du peintre lui-même. Totalement méta.
[3] Je ne trouve pas la traduction « perturbateur » de l'anglais « disruptive » très bonne, désolé.
[4] D'ailleurs, la réaction traditionnelle face à ce genre de réalisation, c'est : « non mais c'est pas de l'art, ça. »